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L'affaire Gongadzé - Chronique d'une crise annoncée
Une onde de choc secoue l’Ukraine depuis la mystérieuse disparition du journaliste d'opposition Géorgiy Gongadzé le 16 septembre 2000. Les révélations d’un officier des services de sécurité ukrainiens, éclaboussent Léonid Koutchma, accusé d’avoir commandité le meurtre. Introduction au scandale politique le plus explosif et le plus préoccupant de l’Ukraine post-soviétique.
“L'Ukraine : troisième pays le plus corrompu au monde”. Le cinglant rapport de l’ONG “Transparency International” pour l’année 2000 tombe comme un couperet dans une Ukraine promise aux plus beaux lendemains après son indépendance. Un constat particulièrement amer pour ceux qui comme Géorgiy Gongadzé, osent dénoncer en public la corruption officielle. Ce combat lui coûtera la vie. De père géorgien et de mère ukrainienne, Gongadzé se fait rapidement un nom à Kiev, après des études à Lviv dans l’Ouest du pays. Co-fondateur et directeur du quotidien d'opposition Ukraïnska Pravda (la Vérité ukrainienne), le jeune journaliste répand son ton mordant dans les colonnes de ce journal du net, critique envers le pouvoir. Malgré la diffusion encore limitée de ces informations, Gongadzé se plaint en juin 2000 d’être harcelé par la police secrète ukrainienne. Son corps est retrouvé décapité et brûlé à l'acide le 3 novembre à la périphérie de Kiev. Si cette découverte macabre intervient un mois et demi après la disparition de la victime le 16 septembre, les expertises médico-légales n'aboutiront officiellement que le 10 janvier dernier avec une certitude de "99,64 %", d'après le procureur général Mykhaïlo Potebenko.
Mais d'une affaire isolée au scandale politique, il n’y a qu’un pas, que le chef du Parti Socialiste, Oleksander Moroz, franchit fin novembre. Il accuse Léonid Koutchma d’avoir commandité le meurtre, sur la foi d’enregistrements sonores mettant directement en cause le chef d’Etat ukrainien. Mykola Melnytchenko, l’homme par qui le scandale arrive, aurait dissimulé un magnétophone numérique dans le bureau présidentiel, facile d’accès pour cet officier des services de sécurité ukrainiens (SBU). Rendues publiques, les conversations enregistrées laisseraient clairement apparaître un Léonid Koutchma cynique. Il ordonnerait entre autres à son ministre de l'Intérieur Yuriy Kravtchenko et à son chef de l'administration présidentielle, Volodymyr Lytvyn de “faire enlever Gongadzé par des Tchétchènes” ou encore de “le faire expulser en Géorgie”. Façon de parler ou propos mesurés, ces propos choquent et coïncident avec la disparition de Gongadzé, l’assassinat du journaliste s’embrase et devient désormais une affaire d’Etat.
La bataille fait rage autour de l’authentification des bandes sonores alors que la lutte de pouvoir entre l'exécutif et le Parlement ukrainien s’intensifie. Bien que l’accusé invoque la manipulation et la “provocation à grande échelle”, la presse s’emballe pour ce “Koutchmagate”, pendant que les manifestations toutes couleurs politiques confondues se multiplient ces derniers mois pour réclamer la démission du chef de l'État. Les socialistes, comme les ultra-nationalistes de l’“UNA-UNSO”, en passant par les centristes du mouvement “Rukh” ou encore le Mouvement des Jeunesses Communistes “Komsomol”, tous ont laissé au vestiaire leurs clivages politiques pour l’occasion, au profit d'un mouvement d'union nationale baptisé “l'Ukraine sans Koutchma”. La disparition de Gongadzé, érigé en martyr de l’Ukraine corrompue soulève un vent de contestation sans précédent depuis l'indépendance du pays en 1991. Mais elle cristallise avant tout les mécontentements chroniques de la population.
Les conditions entourant la disparition de Gongadzé révèlent au grand jour le lourd climat d'intimidation qui pèse sur la liberté d'informer en Ukraine.
Car le climat de suspicion qui règne en Ukraine traduit la crise de confiance de ses habitants à l’égard d'un président obscur et de ses méthodes de gouvernement décriées. Depuis son arrivée au pouvoir il y a six ans, l’embellie se fait cruellement attendre sur tous les fronts, alors que la dérive autoritaire du pouvoir consolide les intérêts du cercle présidentiel aux dépens des réformes économiques et de la démocratie tant attendues. Les conditions entourant la disparition de Gongadzé révèlent par ailleurs au grand jour le lourd climat d'intimidation qui pèse sur la liberté d'informer en Ukraine. Dans un pays où les médias sont largement contrôlés par les magnats pro-Koutchma, les journalistes subissent fréquemment diverses pressions et se retrouvent le plus souvent otages d’une lutte politico-financière.
La disparition de Gongadzé défraye la chronique et les spéculations vont bon train. Faute de preuves formelles et d’information suffisante, plane un parfum de conspiration, les théories aux relents de guerre froide resurgissent. Moscou pour les uns, estimant que Koutchma n’est pas un homme facile pour le Kremlin contrairement à Moroz. Washington pour les autres, avec en point de mire l’intronisation de l’actuel Premier ministre Viktor Youchtchenko à la tête de l’Ukraine. Fort d'une image reluisante à l'Ouest, l’ancien président réformateur de la Banque nationale d'Ukraine incarne en effet la meilleure alternative aux yeux d’un gouvernement américain, soucieux de préserver l’indépendance de l’Ukraine par rapport à la Russie. Autant dire que l'issue de cet imbroglio baigne dans l'incertitude.
Pourtant, de nombreux éléments convergent vers la culpabilité du pouvoir, à commencer par une enquête bâclée. Une mission d'enquête de journalistes français, dépêchée à Kiev par "Reporters sans frontières" (RSF) du 5 au 12 janvier 2001, s’est tout d’abord indignée face à “l'accumulation de fautes d'une gravité exceptionnelle, commises tout au long de l'enquête judiciaire.” RSF estime que les investigations menées au ralenti, visent à blanchir les autorités politiques de toute responsabilité dans cette affaire. L’organisation condamne par ailleurs le traitement désinvolte, voire méprisant réservé à la famille de Gongadzé et à ses proches, mis à l’écart par les autorités judiciaires. Enfin, des pressions visent plusieurs médias pour influencer la couverture de l’affaire. Ces écrans de fumée reflètent le manque de transparence et la culture du secret encore tangibles dans l’Ukraine post-soviétique. Le cas Gongadzé emboîte d’ailleurs le pas aux mystérieuses disparitions de bien d’autres partisans de la démocratie en Ukraine. Les explications officielles n’ont jamais vraiment convaincu.
Malgré de nombreuses zones d’ombre sur l’assassinat de Gongadzé, une certitude se fait jour : il visait le journaliste. Quelques mois après le lancement de son site Internet, il aurait fait l’objet de filatures et de mesures d'intimidation de la part des services de police, mais ne menait aucune enquête particulière, publiant essentiellement des commentaires indignés sur la vie politique du pays, d'après sa proche collaboratrice Aliona Prytoula. Alors pourquoi Gongadzé, lorsque la verve de journalistes autrement plus critiques à l’égard du pouvoir pouvait d'avantage déranger ? Quel crédit accorder à l’enregistrement de centaines d’heures de conversations confidentielles par un magnétophone dissimulé en toute quiétude sous le sofa du bureau présidentiel ? L. Koutchma craint-il de nouvelles révélations quant à la corruption des plus hautes sphères du pays, comme Melnytchenko l’a laissé entendre ? Le mystère reste entier.
L. Koutchma sortira certainement ébranlé de cette nébuleuse “affaire Gongadzé” qui devrait profiter au Premier ministre actuel V. Youchtchenko, en cas d’élections anticipées ou aux présidentielles 2004. Mais le séisme politique qui se joue en Ukraine risque de laisser des traces dans une nation en quête de sérénité. Car dans cet amas de confusion, le climat politique délétère n’est pas des plus propices à la relance des réformes structurelles et des changements tant attendus. Faut-il au contraire croire au signe des temps et voir ici l’électrochoc qui mettra enfin l’Ukraine sur les rails de la prospérité ?
© 2001 Cyril Horiszny
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