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«Soulève-toi Ukraine !»
L'opposition ukrainienne a lancé le 16 septembre dernier une vague de manifestations anti-présidentielles à travers tout le pays pour dénoncer la dérive autoritaire du pouvoir corrompu. Face à la crise politique, économique et sociale sans fin qui frappe l’Ukraine post-soviétique, cette protestation de taille rassemble pour la première fois depuis l'indépendance les Ukrainiens, toute couleur politique confondue. Si ses chances de déstabiliser le président Koutchma avant la fin de son mandat en 2004 restent maigres, l’opposition pose les jalons du changement. Mais lequel ?...
«Soulève-toi Ukraine !» - parfait slogan pour un pays embourbé dans une crise socio-économique et politique sans fin. Hélas, le pouvoir des mots perd de son éclat lorsqu’il est contrarié par les réalités du terrain. A l’appel de l’opposition ukrainienne, une vague de manifestations vient de secouer le pays et ses grandes villes contre le président Léonid Koutchma, accusé de corruption, de dérive autoritaire et depuis peu d’assassinat. Du moins, d’avoir commandité la mort du journaliste d’opposition G. Gongadzé, retrouvé décapité en septembre 2000. Le premier coup porté par la rue le 16 septembre dernier, marquait le deuxième anniversaire de sa mystérieuse disparition, malgré l’interdiction officielle de toute manifestation anti-présidentielle. Pourtant, la protestation orchestrée par le bloc centre-droit de Youlia Timochenko, le Parti Socialiste et le Parti Communiste ukrainiens provoquait le rassemblement populaire le plus important depuis l’indépendance du pays. De 90 à 130 000 manifestants dans la capitale d’après les sources ukrainiennes Maïdan et Ukrayinska Pravda, 15 000 d’après les chiffres officiels excessivement minimisés par les autorités. Un chiffre d’autant plus surréaliste face au ralliement de dernière minute à l’action anti-présidentielle de la coalition démocrate Notre Ukraine du populaire Viktor Youchtchenko.
Déterminés à obtenir la démission du président Koutchma et des élections anticipées dans la foulée, les manifestants se massaient devant l’Administration présidentielle, avant d’y planter une centaine de tentes. De retour à Kiev deux jours plus tard en provenance d'Autriche, le chef d’Etat ukrainien refusait catégoriquement de rencontrer les députés d’opposition, estimant leur déclaration “extrêmement arrogante et insultante” d’après le chef de l’Administration présidentielle V. Medvedtchouk. Après une semaine de redoux, une soixantaine de députés d'opposition ukrainiens entamaient le 24 septembre une grève de la faim après avoir forcé les locaux de l'administration présidentielle sans pouvoir rencontrer Léonid Koutchma. Plus tôt dans la journée, des milliers d’Ukrainiens descendaient à nouveau dans les rues de Kiev pour réclamer une nouvelle fois la destitution du président, au lendemain d'un raid de l'opposition parlementaire dans les studios de la télévision d'Etat. Cette opération contraignait la direction de la chaîne UT-1 d'annuler son journal afin d’octroyer un temps d’antenne aux chefs de l’opposition, privés de couverture médiatique.
Un acharnement “récompensé” par leur rencontre avec L. Koutchma. Alors que le président offensé faisait mine une semaine plus tôt de garder son sang froid par un cynique : “nous sommes en train d’apprendre la démocratie, les moyens d’expression du mécontentement, il est compréhensible que le peuple partage ses griefs”, il rejetait sans surprise les revendications des frondeurs. La montagne accouche d’une souris face à un président bien décidé à garder son fauteuil et ses privilèges jusqu’aux prochaines élections présidentielles à l’automne 2004. Un règne de dix ans impensable pour l’opposition, impatiente de voir tomber le pouvoir autocrate et ses oligarques, au profit de réformes et d’une démocratie tant attendues. La nostalgie du communisme gagne une portion encore importante de la population ukrainienne aux illusions bel et bien perdues, mais les partisans d’une Ukraine pro-européenne et démocratique restent les plus nombreux à en juger le succès populaire remporté par leurs représentants lors des dernières élections législatives. Fondamentalement divergents sur le plan politique et idéologique, ces deux camps cristallisent pour la première fois leur grogne anti-présidentielle dans la rue et donnent ainsi un peu plus de vigueur à l’opposition.
Les risques de violence et les menaces d’emprisonnement contre les manifestants sont relayées par les chaînes TV du pays pour dissuader les plus indécis.
L’un des scénari envisagés doit permettre à cette force hybride de déboulonner L. Kouchma grâce à des élections anticipées. Néanmoins, une telle procédure pour être légalement concevable exige le décès du président, un état de santé précaire, sa démission, ou son renversement par le Parlement. Autrement dit, aucune condition envisageable dans la configuration actuelle, puisque la procédure d’impeachment, relativement complexe, se heurte à la majorité parlementaire composée de députés gagnés à la cause de Leonid Koutchma. Seul langage possible d’une opposition privée d’organe de presse : la rue. Cette vague de manifestations pourrait former le terreau d’une révolution de velours, inspirée du mouvement d’opposition tchécoslovaque. En 1989 celui-ci mettait fin au règne communiste dans son pays et accédait à la liberté grâce à l'impact de manifestations pacifiques à travers tout le pays. Les étudiants tchèques donnaient le ton en désobéissant aux autorités. En Ukraine, les nouvelles générations se distinguent par quelques coups d’éclat contre le pouvoir, en 1991 ou l’année dernière avec le mouvement « l’Ukraine sans Koutchma ».
Seulement, autres sociétés, autres mœurs, 700 000 manifestants se rassemblaient à Prague en un week-end. Un pays de 48 millions d’habitants comme l’Ukraine est encore loin du compte proportionnellement, et ses bataillons de jeunes manifestants restent trop peu nombreux. La société civile se réveille en Ukraine depuis quelques mois, mais ne semble pas encore en mesure de faire vaciller un pouvoir pourtant sur le déclin. L’appel de la rue séduit les grappes de citoyens les plus déterminés et les plus contestataires. Mais face aux conditions de vie le plus souvent difficiles en Ukraine, la plupart de ses habitants se soucient avant tout de gagner leur pain, dans un jeune Etat où la culture de la protestation reste encore limitée. Les risques de violence et les menaces d’emprisonnement contre les manifestants sont relayées par les chaînes TV du pays pour dissuader les plus indécis. Autant d’épouvantails mis en avant par les autorités pour susciter un climat d’angoisse autour de mouvements. Privée de couverture médiatique efficace, l’action de l’opposition reste encore isolée. Etrange coïncidence : les chaînes de télévision du pays fermaient plusieurs heures pour “entretien de routine” le 16 septembre, premier jour des manifestations. L’opposition compte surtout sur le bouche à oreille, aux effets limités cependant.
Enfin, le caractère improvisé de ces manifestations affaiblit l’impact de l'action. Le lendemain même de son coup d’envoi, les initiateurs de “Soulève-toi Ukraine !” décident d’ouvrir un front de lutte parlementaire et de redescendre dans la rue une semaine plus tard seulement. Un précieux répit pour L. Koutchma, alors que le jour même la police détruisait les campements des manifestants, arrêtant plus de 60 d’entre eux. La réunion extraordinaire réclamée par les députés d’opposition à l’Assemblée sonne comme un coup d’épée dans l’eau, les manifestants venus des alentours de la capitale regagnent leurs pénates. L’effervescence populaire retombe après cet intermède fatal, le pouvoir pris de cours et désorganisé a tout le loisir de se ressaisir et de restaurer le calme. Coupée dans son élan, l’action anti-présidentielle du 16 septembre peut néanmoins jouer les prémisses d’une protestation encore plus importante, voire d’une révolution pacifique. L’opposition devra certainement se doter d’une stratégie plus claire, de mots d’ordres plus précis, mais surtout d’un quartier général structuré, chargé de coordonner et d’anticiper les protestations. D’après certains députés de l’opposition, l’écho se fera d’autant plus dangereux par l’intermédiaire des samvydav (écrits dissidents auto-édités), diffusés à plusieurs millions d’exemplaires. Mais le succès d’une telle action repose avant tout sur la nature même du souffle contestataire. Or, le fossé idéologique et politique entre communistes et pro-occidentaux reste abyssal pour envisager de telles perspectives dans la sérénité.
Mais le succès d’une telle action repose avant tout sur la nature même du souffle contestataire.
La force de frappe d’une telle action devra se figer autour des partisans de la démocratie tournés vers l’Europe pour assurer la victoire d’une Ukraine réellement indépendante de Moscou. Un bloc homogène capable de renverser le président honni, mais également de résister à terme aux alliés contre-nature : les communistes de P. Symonenko, tournés eux, vers le Kremlin. Leur ralliement à l'opposition radicale doit permettre à leur chef de file de profiter d’élections présidentielles anticipées avant que l’érosion du parti communiste ukrainien ne se poursuive. Au pire, ils espèrent assurer sa présence au second tour des élections en 2004, aux dépens du candidat du pouvoir. Par conséquent, cette union sacrée de l’opposition peut favoriser un regain communiste, amplifié par les vagues rouges misent en valeur sur certains écrans de télés ukrainiens et russes, aux dépens des partisans de Julia Timochenko ou de Viktor Youchtchenko. Enfin, la présence communiste dans l’opposition amenuise selon toute vraisemblance le soutien de Moscou à Koutchma. Alors que le règne du président ukrainien se consume, le Kremlin pourrait donner sa préférence aux partisans de l’ancien régime, fervents défenseurs d’un retour de l’Ukraine dans l’orbite russe. L. Koutchma reste fortement attaché à l’ancienne métropole, mais son engagement pro-occidental laisse apparaître un discours globalement brouillé. La venue du pape en Ukraine et le rapprochement de Kiev vers l’OTAN ne plaide pas en sa faveur aux yeux de Moscou.
Autrement dit, l’action anti-présidentielle aboutira sur de réels changements qu’en cas d'alternative viable. Alors que le futur candidat de L. Koutchma aux élections risque de pâtir de la côte de popularité en chute du président, l’Ukraine a plus que jamais besoin d’une autorité morale et politique, capable de la guider vers la prospérité. Or, l’homme clé qui pourrait rappeler un certain Vaclav Havel à l’époque du grand tournant en Tchécoslovaquie déçoit. Viktor Youchtchenko, le grand espoir des Ukrainiens tournés vers l’Europe et la démocratie n’a pas l’aura d’un opposant malgré sa victoire aux dernières élections législatives. A 48 ans, l’ancien Premier ministre réformiste représente une nouvelle génération de politiciens ukrainiens. Fort de son reluisant bilan à la tête du gouvernement avant son éviction initiée par L. Koutchma, Youchtchenko séduit, mobilise et jouit d’une côte de popularité sans précédent depuis l’indépendance du pays. Mais l’approche purement rationnelle de cet ancien responsable de la Banque centrale ukrainienne élude toute confrontation avec le président, contrairement à la fougueuse Julia Timochenko, érigée en symbole de la résistance au régime. Soucieux de pouvoir dialoguer avec le pouvoir, V. Youchtchenko tente d’occuper un espace politique intermédiaire en naviguant depuis la création de son bloc «Notre Ukraine» entre opposition radicale et forces pro-présidentielles. Mais à rester au-dessus de la mêlée, on ne gagne pas à tous les coups. Si une telle stratégie s’avère des plus habiles face à la diversité de son bloc dans une Ukraine politiquement divisée entre Est et Ouest, elle perd de son crédit face à l’impasse des négociations avec le président Koutchma.
Pendant que l’opposition lançait le mouvement “Soulève-toi Ukraine !”, Youchtchenko adressait une lettre ouverte au président dans l’espoir de former une majorité au parlement autour de «Notre Ukraine». Ce désir de changement par la voie parlementaire semble mûrement réfléchi et prometteur à long terme, mais peut manquer d’impact face aux changements essentiels et immédiats réclamés par l’opposition. A force de chercher la stabilité politique et la “solution démocratique”, V. Yutchchenko s’expose au feu des critiques de la part du pouvoir, comme d’une partie de l’opposition. Car en cherchant le compromis avec un pouvoir corrompu et largement décrié, le diplomate pourrait bien se couper d’une partie de son électorat. Pour ceux-là, les hésitations de leur candidat handicapent le progrès de la contestation. Sa tentative de dialogue sera rejetée en bloc par Koutchma à la veille de l’action du 16 septembre, Youchtchenko descendra dans la rue à la dernière minute. Un ralliement capital pour l’opposition, mais jugé tardif pour l’impact de la protestation. En laissant flotter le doute sur son engagement à venir aux côtés des manifestants, la stratégie du principal intéressé semblerait se radicaliser mais reste énigmatique.
© 2002 Cyril Horiszny
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