Cyril Horiszny. Photojournaliste.

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Les Oubliés du Ban-Saint-Jean



Une plaque commémorative rend hommage depuis 2001 aux milliers de prisonniers de guerre ukrainiens, disparus de 1942 à 1944 dans le camp nazi du Ban-St-Jean en Lorraine. Après presque 60 ans d'oubli, la vérité sur le tragique destin de ces damnés de l'histoire réapparaît enfin. Retour sur une page de la seconde guerre mondiale trop vite tournée.



«Ici reposent 3 600 Ukrainiens - Victimes de la guerre 1939-45». Dans la brume de l’automne, une plaque en marbre noir rend hommage à ces soldats anonymes. Requiem slave et filet d’encens ajoutent un peu plus de mélancolie au tableau, avant que l’hymne ukrainien ne déchire le calme de la campagne environnante et cette ténébreuse quiétude. Si la scène rappelle les commémorations traditionnelles des martyrs en Ukraine, elle se passe pourtant en France, dans un petit cimetière de Lorraine.
Mais la plaque qui vient d’être inaugurée et bénie en ce 25 novembre 2001 à Boulay (près de Metz) n’en dévoile pas plus sur ses morts et lève à peine le mystère sur les crimes commis dans l’ancien camp nazi du Ban-St-Jean, la commune voisine. Suite à l'opération Barba Rossa lancée par Hitler sur le front Est en 1941, des wagons entiers déversent à partir de 1942 des flots de prisonniers dans la gare du Ban-St-Jean. Aussitôt acheminés dans l’ancien camp militaire de la ligne Maginot (1), ces butins de guerre nazi se composent pour l'essentiel d'Ukrainiens, enrôlés bon gré mal gré dans l'Armée rouge.

 

 

Reconverti par les nazis en camp de prisonnier de guerre français depuis l’occupation, le camp du Ban-St-Jean devient désormais un stalag aux accents slaves. Malgré les tâches quotidiennes chez les cultivateurs, les prisonniers n’échappent pas au travail forcé et inhumain dans les mines de charbon et de fer de la région. Le cercle vicieux nazi s'achève lorsqu'à bout de force, les détenus regagnent le camp pour  y mourir, le plus souvent de famine. Mme Steinmetz, septuagénaire de la commune voisine de St-Avold, a 18 ans lorsqu'elle croise les prisonniers arrachant les fils barbelés de la ligne Maginot. “Brot, Brot... ("le pain" en allemand) suppliaient-ils” alors qu'elle passait à bicyclette, impuissante face à la cruauté nazie.
Au total, plus de 20 000 prisonniers trouveront la mort, bien que le nombre exact reste difficile à déterminer (2). Un chiffre édifiant qui ferait du “Ban-St-Jean” le plus grand charnier de victimes du nazisme en France pendant la guerre, bien que les camps de concentration et d'internement nazis essaiment sous le régime de Vichy. Pourtant, si “Struthof”, “Schirmeck-Natzweiller” (3), ou encore “Drancy” défrayent la chronique et alimentent la recherche après la défaite nazie, “Ban-St-Jean” passe quasiment inaperçu depuis 60 ans. Une page d'Histoire paradoxalement inconnue, qui mériterait pourtant une attention toute particulière au-delà de sinistres compétitions quantitatives. Or, seul l'organe de presse du parti communiste français, L'Humanité, s'indigne véritablement de ce carnage le 1er novembre 1945, tout en l'instrumentalisant au service d'un sacrifice “communiste”.

 

 

Bien vite éclipsée, la tragédie n'échappe pas cependant à la communauté ukrainienne de l'Est de la France, qui, consciente de l'origine des martyrs remplit son devoir de mémoire dès 1947. A son initiative, deux stèles bilingues ornées d'un “tryzub” ("trident" : symbole national de l'Ukraine) voient le jour à un an d'intervalle sur les sépultures des prisonniers ukrainiens. Erigée dans le cimetière juif de Boulay, la première commémore les “3 600 Ukrainiens” acheminés dans les fosses communes du village, après un dernier souffle dans le camp voisin. La seconde se dresse sur le charnier même du Ban-St-Jean en mémoire des “22 000 Ukrainiens” supposés y reposer.
Mais au-delà des chiffres incertains, ces stèles symbolisent avant tout le drame vécu par les déportés ukrainiens. Après avoir obtenu en 1951 du gouvernement français la parcelle du cimetière juif de Boulay abritant l'ossuaire ukrainien, arrive pour la communauté ukrainienne le temps des célébrations officielles en 1979, avec tout ce que la région compte de hauts fonctionnaires français. Une affirmation nationale des Ukrainiens à l'étranger, vue d'un mauvais œil par Moscou, alors que les années brejnéviennes parachèvent une longue œuvre de russification et d'uniformisation “soviétique”.

 

 

La réaction ne se fait pas attendre. Un an plus tard, l'ambassade d'URSS en France sort soudainement de sa discrétion et entreprend d'exhumer l'ensemble des ossements toutes origines confondues, pour les déplacer vers la nécropole “soviétique” de Noyers-Saint-Martin en région parisienne. Aussi controversée soit cette démarche avant tout politique, “2 714” ossements du Ban-St-Jean, devenu terrain militaire de l'armée française, sont officiellement transférés, mais la municipalité de Boulay oppose son veto concernant le transfert de ses “3600” résidents ukrainiens de son cimetière.
Cette lucidité ne pourra empêcher la mystérieuse disparition des deux plaques commémoratives en 1980, remplacées par quatre triangles de pierre blanche ornés d'une étoile rouge. Un secret de polichinelle, vécu comme un coup de poignard par les Ukrainiens, une fois de plus lésés par les intérêts soviétiques au nez et à la barbe de la France. Si "Soviétique" rime le plus souvent avec "Russe" dans la conscience collective française, les autorités ne s'embarrassent pas de considérations nationales et semblent surtout veiller à leurs intérêts politiques avec Moscou.

 

 

Le camp du Ban-Saint-Jean : une page d'Histoire dissimulée ?

 

 

Noyés dans l'anonymat soviétique, les soldats Ukrainiens du Ban-St-Jean sombrent alors dans l'oubli jusqu'à ce qu'un concours de circonstance ravive les consciences en 1998. Les habitants de la région crient au sacrilège face au projet d'incinérateur de déchets ménagers à l'emplacement des ossuaires du Ban-St-Jean. Prétexte ou non, le passé refait surface. M. Gabriel Becker, professeur agrégé d'allemand du terroir, décide alors d’œuvrer pour une meilleure connaissance de la tragédie. Il contacte les Ukrainiens de la région, soucieux de réaffirmer la vérité historique et l’identité de ces martyrs depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991. Ce dialogue franco-ukrainien débouchera sur une fructueuse coopération, grâce à laquelle la copie conforme de la première plaque a pu voir le jour dans le cimetière de Boulay le 25 novembre dernier, alors que M. Becker publiait son livre sur la tragédie une semaine plus tôt. (4)
Ce jour de cérémonie officielle, on pouvait lire sur les visages des Ukrainiens de la région et de ses alentours, l'apaisement et la satisfaction face à ce travail de mémoire commun. Car plus généralement, c'est la vérité historique d'un peuple longtemps occulté qui commence timidement à se faire jour en France. Le sous-préfet de Boulay ne s'y trompe pas lorsqu'il précise dans son allocution : “On s'imagine ce que pouvait signifier pour les Ukrainiens mourir de faim quand on se rappelle le lourd tribut qu'ils avaient payé dix ans auparavant à la collectivisation agricole forcée et massive qui avait provoqué une effroyable famine et fait en 1932-33 près de 5 millions de morts en Ukraine”.

 

 

Mais pour beaucoup, le pas franchi en ce 25 novembre doit inaugurer de nouvelles ambitions, à commencer par “l‘installation d'une nouvelle stèle sur le charnier du Ban-St-Jean même, puis la construction d'une chapelle ukrainienne destinée à en faire un lieu de pèlerinage” fait savoir M. Silbernagel, président de la paroisse orthodoxe ukrainienne de l'Est de la France. Par ailleurs, “il ne s'agit nullement d'un aboutissement mais des prémices d'une recherche plus approfondie sur cette tragédie” espère M. Becker, alors qu'il dédicace son livre au titre évocateur : Le camp du Ban-Saint-Jean, Lumière sur une honte enf(o)uie.
Car aux obscurs agissements soviétiques d'après-guerre, s'ajoutent de nombreuses zones d'ombre sur le camp même et sa nature. Bien que le nombre exact de victimes reste flou, une question centrale s'impose : Ban-St-Jean était-il un camp d'extermination inspiré du régime de Buchenwald, d'Auschwitz et de tant d'autres ? La barbarie ne vise pas ici une population civile déterminée mais des prisonniers de guerre. Des hommes d’origine slave cependant, d’une des races «inférieures» méprisées et combattues par les nazis. Si certains témoins invoquent l'existence dans le camp d'un four crématoire pour justifier ce dessein exterminateur, un constat suffit à vrai dire, celui d'un crime massif envers des Ukrainiens, mais aussi des Russes certainement, condamnés par avance à une mort lente méthodiquement organisée. Alors que l'Union soviétique ne comptait pas parmi les signataires de la Convention de Genève, garante du traitement des prisonniers de guerre, tout laisse à croire que le camp du Ban-St-Jean n’était pas un stalag «ordinaire».

 

 

Comment un destin aussi tragique sur le territoire français a-t-il pu somber dans l'oubli ? “Ban-St-Jean” comptait-il parmi les crimes nazis jugés au procès de Nuremberg ? Le sort des prisonniers de guerre soviétiques, considérés comme traîtres à la patrie par Staline, n'a probablement pas fait couler l'encre d'une presse soviétique idéologisée. De leur côté, les Français viennent pendant la guerre de payer un lourd tribu humain et matériel, alors que près de 4000 “Malgré-nous”, ces prisonniers alsaciens-lorrains enrôlés contre leur gré dans la "Wehrmacht", ne sont jamais revenus du camp soviétique de Tambow. Les traumatismes provoqués ont pu plonger de nombreux Français dans un mutisme et éclipser une tragédie qui ne les touchait pas directement. Celle de soldats ukrainiens, morts en captivité à l'étranger.
Autrement dit, une page encore blanche, malgré l'attention portée à ce sujet par le Dr Serge Cipko, rédacteur en chef de la Revue d'études ukrainiennes de Harvard, qui dès 1994 met en lumière le mystère de ce camp dans un article sur la libération de l'Alsace-Lorraine. (5) Aujourd'hui, plus que jamais il encourage l'histoire à compléter la mémoire pour dissiper le brouillard autour du Ban-Saint-Jean. “Que sont devenus les survivants ? Pourquoi l'annonce de la découverte de ce camp n'a pas été faite avant fin octobre 1945 ? Comment expliquer que l'article de "L'Humanité" n'ait pas fait boule de neige ?” s'interroge-t-il avant de confier qu'il a malheureusement plus de questions que de réponses pour le moment, même si les hypothèses se font jours.

 

 

Autant de questions sans réelle signification pour la plupart des habitants de la région, réunis en ce 25 novembre autour d'un buffet après la cérémonie. Loin de mesurer l'aspect énigmatique du Ban-St-Jean, on entend néanmoins certains anciens se remémorer ces soldats qu'ils avaient cachés, nourris ou soignés à la dérobée. “J'avais une peur bleue car avec mon oncle nous en cachions deux qui n'avaient pas peur de se montrer en plein jour. Je disais qu'ils étaient Polonais pensant pouvoir les sauver, mais eux rectifiaient aussitôt : Ukrainiens !...” raconte Mme Steinmetz, avant d'enchaîner, un brin maternelle : “Le mien s'appelait Paul, il était costaud. Il travaillait le bois si habilement et faisait des jouets dont les gosses étaient fous !” Bien qu'insolites, ces souvenirs intacts laissent transparaître une immense émotion, teintée de tendresse. Une tendresse d'un autre temps liée dans l'adversité. Mais Mme Steinmetz ne s'y trompe pas : “ce n'était pas une époque facile”.

 

 

© 2002 Cyril Horiszny

 

 

(1) Système de fortifications construit sur la frontière nord-est de la France à partir de 1930 afin de rendre inviolable le territoire français aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Le 10 mai 1940, les Allemands la contourne et attaquent d'une manière foudroyante par la Belgique.


(2) Cette estimation se base sur une stèle retrouvée juste après la guerre, érigée en cyrillique par des survivants "en mémoire de nos 23 000 camarades". Les recoupements faits après la consultation des archives allemandes, minutieusement tenues en registres "d'entrées" et de "sorties", montrent que 22 000 Ukrainiens auraient transité par ce camp pour être ensuite envoyés en commandos de travail dans les mines de la région d'après le Républicain Lorrain du 16.03.1987. Si de nombreux témoignages avancent le chiffre de "35 000" disparitions, le chiffre minimaliste de "2 879" victimes est officiellement retenu en 1980.


(3) De 10 000 à 15 000 prisonniers d'origines variées (patriotes français, juifs, prisonniers de guerre d'Europe de l'Est) auraient péri à Struthof.


(4) M. G. Becker, Le camp du Ban-Saint-Jean (1941-1944), Lumière sur une honte enf(o)uie, Fensch Valée, 2001 (ISBN 2-908196-63-8) Recueil de témoignages et d'articles de la presse locale.


(5)"Sacred Ground : The Liberation of Alsace-Lorraine, 1944-1946", dans Past Imperfect, vol. 3 (1994): pp. 159-184.

 

 


 


Extraits de témoignages du livre de M. G. Becker  :


Maya Hiery, agricultrice : "En 1942, j'avais 22 ans. On avait entendu que des Ukrainiens arrivaient par trains entiers à la gare de Boulay. En hiver, les prisonniers devaient enlever les fils de fer barbelés qui couraient un peu partout. C'était atroce, beaucoup tombaient raides, mort de faim et de froid. Un jour, j'étais à Boulay, quand ils ont amené des squelettes sur un chariot. Ils les ont jetés dans la fosse commune dans le cimetière israélite et ils ont répandu des trucs dessus. Aux jeunes d'aujourd'hui, tu ne peux pas expliquer ça. Ils ne le croient pas (...) Il faudrait fusiller ceux qui ont organisé la disparition du cimetière de là-haut. Quand j'ai entendu parler de ce projet d'usine (incinérateur, ndlr) cela m'a fait bouillir. Qu'ils laissent les Ukrainiens tranquilles. Ils n'ont pas mérité qu'on les jette de nouveau dans une poubelle.


Joseph Becker, agriculteur retraité : "J’avais quinze ans. Et j'avais pris l'habitude de voir ces prisonniers travailler derrière notre ferme pour enlever les fils barbelés et retirer les poutres métalliques plantées dans le sol autour du fort. Dans chaque équipe il y avait un chef. C'était un des leurs qui paraissait un peu plus vaillant et il n'était pas tendre avec les autres prisonniers. J'entends encore les chefs crier "davaï" pour accélérer la manœuvre. (...) Souvent ils nous remettaient des petits trucs qu'ils fabriquaient au camp. Chapeau ! Ils étaient d'une habileté incroyable. Ils nous ont offert un pantin qui fonctionnait à merveille. Dans le camp, il y avait une cheminée qui dégageait une fumée épaisse. Selon la direction du vent, on la sentait plus ou moins. Je ne crois pas qu'ils y brûlaient seulement des vieux habits."

 

 

 

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